Jean Lassègue – Compte-rendu de ‘Archéologie de la violence ; la guerre dans les sociétés primitives’, de Pierre Clastres

Pierre Clastres, Archéologie de la violence ; la guerre dans les sociétés primitives, Editions de l’aube, Luxembourg, 1999, 94 p., ISBN 2-7526-0084-4.

L’essai de Pierre Clastres constitue comme un appendice à son livre La société contre l’Etat (1974) et se fonde sur sa thèse centrale. L’essai de Clastres cherche à dénoncer le discours savant tenu sur la notion de guerre dans les sociétés primitives.
Le constat dont part Clastres est le suivant : le discours ethnographique nie purement et simplement que la forme sociale de la violence, à savoir la guerre, soit consubstantielle à l’idée même de société primitive. Une raison très profonde à cela, pour Clastres : le discours occidental sur ce que doit être une société suppose toujours, depuis Héraclite, que celle-ci dépende d’un terme extérieur à la société qui rende possible sa division interne de nature hiérarchique entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et qui a pour effet d’intérioriser dans l’idée même de hiérarchie cette violence, alors que celle-ci est vécue autrement dans les sociétés primitives. C’est donc, pour Clastres, la représentation hiérarchique de la société qui empêche de concevoir une société en proie à une violence à proprement parler sans mesure, c’est-à-dire où la violence n’est pas négociée selon des termes qui la rende compréhensible aux yeux des Occidentaux (à de rares exceptions près, dont font partie Montaigne et La Boétie) une fois qu’ils l’eurent rencontrée sur le continent américain, lors des grandes découvertes.

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Lucien Scubla, « Nature et culture ou Aristote juge Lévi-Strauss »

Résumé

L’opposition de la nature et de la culture, qui avait servi de socle à l’anthropologie structurale, est devenue un lieu commun de la philosophie.
Elle abrite pourtant plusieurs paralogismes que la plupart des commentateurs, anciens ou récents, anthropologues ou philosophes, s’accordent à passer sous silence. C’est d’autant plus étonnant que Lévi-Strauss lui-même a depuis longtemps renié cette opposition proprement sophistique pour une conception de la nature plus proche de celle d’Aristote.
Nous tenterons de déterminer les causes de cette cécité intellectuelle persistante, et de remédier à ses conséquences les plus dommageables : la négation de toute nature humaine, au nom d’un relativisme superficiel et dogmatique ; ou, à l’inverse, la « naturalisation » au forceps des sciences humaines, par réduction de la nature à l’image très partielle que la physique classique nous en donne.
En nous appuyant sur des textes célèbres, mais méconnus, de Lévi-Strauss, aux accents aristotéliciens, nous montrerons que les sciences de l’homme peuvent être réinsérées dans les sciences de la nature, sans perdre leur spécificité.

Sophie A. de Beaune, « Réflexions sur la variabilité de l’outillage préhistorique. Le cas de la symétrie des bifaces »

Résumé

Les bifaces, outils en pierre taillée à la forme régulière et symétrique, ont été inventés au moins à trois reprises à plusieurs centaines de milliers d’années d’intervalle et dans des lieux très éloignés les uns des autres, en Afrique il y a 1,7 à 1,6 million d’années, en Chine il y a près d’1 million d’années, puis en Europe il y a quelque 700000 ans.
La réflexion portera ici essentiellement sur deux questions concernant ces outils.

La première question a trait à leur symétrie : est-elle liée à la fonction de ces objets ? En d’autres termes, quelle part le souci d’efficacité technique laissait-il aux préoccupations esthétiques ? Pour expliquer la parfaite symétrie de ces objets, nous proposerons une hypothèse plus personnelle : et si elle était liée au geste technique qui les a vu naître et à la recherche d’une meilleure économie du geste dans leur fabrication ? Cette économie du geste – qui doit être direct et non « besogneux » – est aujourd’hui encore un critère de qualité d’exécution chez les artisans. Elle aurait à voir avec le plaisir de faire, partagé par tous les artisans, qui est pour François Sigaut un puissant moteur de la créativité humaine. Les préoccupations d’ordre esthétique seraient apparues bien avant les premières manifestations artistiques (vers 70 à 80000 ans) chez des ancêtres de l’homme moderne.

La seconde question, plus directement liée au thème du séminaire, concerne la variabilité des formes de bifaces dans le temps et dans l’espace ? Elle sera l’occasion de réexaminer entre autres les notions d’« esthétique fonctionnelle » de « tendance et de fait » et de « style ethnique » qui avaient été proposées en son temps par André Leroi-Gourhan.

Jean Lassègue – Religion et Cognition

version pdf de l’introduction au dossier de la revue Intellectica, n°50, décembre 2008 : 7-32

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Introduction au dossier

Au 2ème siècle de l’ère chrétienne, le rhéteur grec Lucien de Samosate écrivait à propos des statues des dieux, dans un contexte historique où la cité romaine exigeait qu’on leur rendît un culte :

« Au-dehors, c’est Neptune, le trident en main, c’est Jupiter, tout brillant d’or et d’ivoire, orné de foudres et d’éclairs. Mais regarde au-dedans : des leviers, des coins, des barres de fer, des clous, qui traversent la machine de part en part, des chevilles, de la poix, de la poussière, et d’autres choses aussi choquantes à la vue, voilà ce que tu y trouveras, sans parler encore d’une infinité de mouches et de musaraignes, qui y établissent leur république. »

L’incrédulité à l’égard de la religion – de ses symboles, de ses reliques ou de ses objets sacrés – même quand le dogme religieux est relayé par toute la puissance de l’Etat, ne date donc pas d’hier et il serait bien présomptueux de croire un seul instant que la question de la nature de la religion n’ait pas été abordée de longue date et avec toute l’incrédulité de principe que requiert ce que nous attribuons aujourd’hui prioritairement à l’attitude scientifique. L’attachement à un corps magnifié tel qu’il est représenté sous les traits de Neptune ou de Jupiter explique sans doute en grande partie la croyance que l’on pouvait avoir en l’existence de ces derniers et en leur pouvoir d’intercession dans les affaires humaines. Mais cet attachement individuel passe avant tout par une pratique cultuelle collective sans laquelle aucune constitution d’objet unifié sur lequel une croyance peut se reporter n’est possible. L’incrédulité manifestée par Lucien a donc le culte collectif rendu aux dieux pour objet, même si c’est à leurs statues et aux croyances qu’elles véhiculent qu’il s’en prend.