Benoît Grévin, « La langue symbole d’elle-même »

La langue symbole d’elle-même ? Formalisation linguistique, fonctionnalisme et symbolisation du langage dans les sociétés traditionnelles à « écrit complexe hérité » (Occident-Orient, IVe-XVe s.)

Benoît Grévin, CNRS-LamoP
(Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris), UMR 8589

Les cultures linguistiques tardo-antiques et médiévales sont marquées par une complexité due aux caractéristiques des sociétés qui les abritent. Participant encore pleinement, par de nombreux aspects, d’une vision performative de la langue en tant que miroir du divin et instrument magique, elles n’en possèdent pas moins également de profondes spécificités, liées à la complexification de pratiques de l’écrit stratifiées, conjuguant le maintien d’héritages antiques et la création d’outils spécifiques.

En reprenant certains des problèmes soulevés dans l’essai de comparatisme Le parchemin des cieux. Essai sur le Moyen du langage (Paris, Le Seuil, L’univers historique, 2012), on tentera de donner une idée des possibilités de réfléchir à nouveaux frais sur des pratiques et sur des idées trop souvent lues à l’aune téléologique du dévoilement progressif des modernités qu’offre un comparatisme des différentes aires culturelles eurasiatiques au long du millénaire médiéval.

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Robert Jacob, « La grâce des juges »

Présentation de l’ouvrage

Comment comprendre le halo de sacralité qui entoure aujourd’hui encore la pratique de la justice ? Comment s’explique le fossé qui sépare la conception de la fonction de juger en Occident et dans d’autres cultures, comme celle de la Chine ? Quelle est l’origine de l’écart qui s’est creusé entre les justices de common law et celles de l’Europe continentale, jusque dans la construction de la vérité judiciaire ?

À ces questions, ce livre cherche des réponses dans l’histoire des articulations entre justices humaines et justice divine au sein même de la pratique des procès. En Occident, elles sont passées par deux phases. La première fut d’instrumentalisation. La christianisation des ordalies permettait de solliciter directement de Dieu le jugement des causes. La seconde fut d’imitation. À partir du Moyen Âge central, les hommes allaient assumer seuls la charge du jugement. Mais jamais ils ne perdirent de vue l’exigence de perfection que leur imposait la référence à l’idéal d’une justice absolue.

L’ouvrage entreprend de dénouer les fils de cette histoire, en même temps qu’il l’éclaire du dehors en l’inscrivant dans une ample anthropologie comparative des rituels judiciaires.

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Carlotta Santini, « Nietzsche et la Grèce de la norme et de la forme. Les Leçons de Bâle : une interprétation »

Résumé

Les cours prononcés par Friederich Nietzsche à l’Université de Bâle entre 1869 et 1879 quand il y occupait la chaire de langue et littérature grecque constituent encore aujourd’hui une des sections les moins connues du Nachlass du philosophe allemand. Ces textes permettent de proposer une image de la relation complexe que le philosophe entretient avec le monde grec conçue de façon tout à fait différente de celle qu’il propose dans La naissance de la tragédie.

L’expérience esthétique du monde grec est un phénomène d’une complexité extraordinaire, dont l’altérité indépassable par rapport à l’expérience moderne apparaît clairement quand on cherche à la réduire aux catégories de la théorie esthétique moderne. L’obstacle fondamental vient de la différence dont on conçoit la culture dans la société moderne et dans la société antique, c’est à dire l’usage de la lecture et de l’écriture et les formes de transmission du savoir qui en découlent. Pouvons-nous à apprendre des Anciens ? Pour répondre à cette question, Nietzsche analyse le processus de la naissance du langage comme œuvre d’art en Grèce. La reconstruction de la normativité fixe qui règle les genres littéraires fait apparaître l’image antiromantique d’un art extrêmement formalisé et conventionnel, lié à une législation rigide dictée par les institutions politiques.

En s’opposant à la vulgate d’un Nietzsche « irrationaliste », les leçons de Bâle proposent donc une réflexion qui s’articule autour des concepts, à la fois esthétiques et éthiques, de forme, norme, discipline et convention, concepts qui deviendront capitaux dans la pensée de Nietzsche à partir de Humain, trop Humain.

Mats Rosengren, « Le sens social – une question rhétorique »

Résumé

La rhétorique a toujours tenté de répondre à la question du sens en se plaçant du point de vue de l’intention de l’orateur qui consisterait à influencer son auditoire d’une manière ou d’une autre. Pourtant, à la lumière des critiques qui ont émergé vers la fin du siècle dernier à l’encontre des conceptions traditionnelles du sens, que ce soit dans les lettres ou dans les sciences sociales, il paraît aujourd’hui souhaitable de compléter et de retravailler (au moins partiellement) la notion même de sens. En particulier, on ne peut plus se limiter à la façon dont le sens est produit dans les situations rhétoriques les plus typiques. La rhétorique a besoin d’élargir ses ressources conceptuelles et de devenir une anthropologie philosophico-rhétorique pour pouvoir décrire, comprendre et expliquer la production du sens dans le monde social d’aujourd’hui.
Dans mon intervention, j’essayerai de donner une idée de la façon dont on pourra commencer un tel travail de transformation à partir d’une notion de sens social basé sur deux notion centrales de l’anthropologie philosophique : celle de forme symbolique (Cassirer) et celle de magma des significations imaginaires sociales (Castoriadis).

Matthieu Contou, « Technique et pensée – Un autre aspect de l’influence de Spengler dans l’œuvre de Wittgenstein ? »

Résumé

Contrairement à une idée encore assez largement répandue qui conduit à distinguer et à accuser la distinction de deux, ou parfois même, de trois périodes dans sa réflexion, la pensée de Wittgenstein possède en vérité une très forte unité et témoigne continûment de la même intuition philosophique. Pour s’en apercevoir et le sentir, il faut cependant renoncer à l’envisager d’emblée comme une philosophie du langage et prendre conscience qu’elle relève bien plutôt d’une philosophie de l’esprit dont le point de départ est indiscutablement frégéen.
Au vu de l’inspiration et des programmes naturalistes qui y prévalent le plus souvent aujourd’hui, il faut toutefois reconnaître que cette philosophie wittgensteinienne de l’esprit est tout à fait atypique, déroutante et en partie paradoxale puisqu’elle revient, pour l’essentiel, à avancer qu’il est impossible, logiquement impossible, c’est-à-dire absurde ou dénué de sens, de prétendre faire apparaître l’esprit ou la pensée. Pourquoi ? Parce que les concepts d’esprit et de pensée renvoient à une expérience spécifiquement normative qui est, pour ainsi dire, structurellement évanouissante. En d’autres termes un peu plus précis, pour Wittgenstein, la pression normative qui signale la pensée, qui n’est pas la représentation, n’est pas l’effet d’un fait exerçant du dehors une contrainte sur l’esprit, mais l’expression des obligations qui l’attachent de l’intérieur à un faire, à une procédure sémiotique déterminée dont la mise en œuvre est nécessairement actuelle. C’est pourquoi si l’esprit ou le penser se montre ou s’atteste et peut donc être immédiatement vu à l’occasion de ses applications, il ne saurait, en revanche, être représenté ni faire l’objet d’une description.
Sauf à produire du non-sens en ramenant précisément l’actualité indicible d’une opération sémiotique déterminée au format imaginaire d’un fait hypothétiquement causant et extérieurement déterminant (métaphysique, comme l’essence ou toute autre idéalité logique, ou psychologique, comme la représentation mentale), il faut donc renoncer à toute approche théorique et explicative de l’esprit et de la pensée au profit d’une physiognomonie de leurs usages. Une autre philosophie de l’esprit qui consiste à accepter de reconnaître que nous ne pouvons guère faire mieux et que nous n’avons en réalité pas d’autre besoin philosophique que celui de voir ce que nous faisons des signes en nous remettant en mémoire nos mœurs et nos façons logiques, afin de nous libérer des images captivantes et obsédantes qui nous servent à en dénier l’indétermination en cherchant à les fonder.
Que l’esprit soit moins un ordre normatif statique qu’une capacité à user des règles ou des concepts en des applications effectives dont l’actualité est par principe indescriptible ou irreprésentable, du Tractatus Logico-philosophicus (1918) à De la certitude (1951), Wittgenstein n’aura donc jamais rien dit d’autre. C’est sur le fond de cette pensée centrale et de bout en bout directrice qu’il faut considérer l’évolution et les mutations de l’œuvre qui apparaît dès lors comme un approfondissement continu qui s’est progressivement organisé autour de trois figures successives, et à chaque fois un peu plus mûres, de la pensée, ressaisie en sa dimension spécifiquement opératoire :

  1. Dans un premier temps qui concerne essentiellement les Carnets 1914-1916 et le Tractatus Logico-philosophicus, penser, c’est projeter une image dans un espace construit.
  2. Dans un second temps, transitoire et décisif, au début des années trente, dans des écrits comme les Remarques philosophiques, la Grammaire philosophique, Les Dictées à Waismann et pour Schlick, par exemple, penser, c’est opérer avec des signes au sein d’un système inventé.
  3. Dans un troisième et dernier temps, à partir de 1937 dans un texte intitulé Cause et effet : saisie intuitive et de façon tout à fait systématique dans les Remarques sur les fondements des mathématiques et les Recherches philosophiques et ce jusqu’aux derniers écrits, penser, c’est, en fonction des cas, employer, dominer ou maîtriser une technique dans une forme de vie donnée ou héritée.

Le premier moment, celui schème projectif, correspond à l’influence conjointe d’Arthur Schopenhauer, de Ludwig Boltzmann et d’Heinrich Hertz et la pensée, c’est-à-dire l’application des concepts, y est comprise à l’aune de la théorie des modèles et de la géométrie projective. Le second, celui du schème calculatoire, doit l’essentiel de sa spécificité à la critique et à la déconstruction du premier à l’occasion d’une réflexion sur les fondements des mathématiques, de l’arithmétique plus précisément, qui fait passer au premier plan les notions d’ « opération » et de « calcul ». Le dernier, celui du schème technique, enregistre et fait finalement valoir une anthropologisation des pratiques conceptuelles dont les sources sont sans doute multiples, certaines expressément reconnues, Spengler, Straffa, par exemple, d’autres non, qui semblent pourtant souvent très probables, comme Dewey, Bühler, Malinowski ou Hogben. C’est à ce troisième et dernier moment que je m’attacherai au cours de cette intervention en m’arrêtant plus précisément sur les rapports que Wittgenstein a entretenus avec l’œuvre de Spengler parce qu’ils permettent peut-être, entre autres hypothèses, d’expliquer certains aspects spécifiquement naturalistes, disons plutôt éthologiques, de la référence wittgensteinienne au concept de « technique ». Une notion capitale autour de laquelle Wittgenstein achève finalement une recherche indissociablement logique et morale puisque, vouée de bout en bout à mettre en évidence l’indescriptibilité principielle de l’esprit et de la pensée, elle s’apparente à une transposition philosophique de la lutte religieuse contre la régression idolâtre.

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Bruno Karsenti, « Moïse et l’idée de peuple »

Résumé

Les juifs sont juifs en Moïse, qui ne l’était pas. Ainsi se résume la proposition scandaleuse de Freud. Scandaleuse pour les juifs sans doute, mais aussi pour la culture occidentale tout entière, où la singularité comme la persistance de ce peuple se donnent toujours comme une énigme. De quoi est faite l’idée de peuple dont nous héritons ? Comment se transforme-t-elle depuis l’irruption monothéiste où interviennent conjointement les trois instances du grand homme, du Dieu unique, et du peuple élu ? Questions qui deviennent plus insistantes encore lorsque les modernes en viennent à se définir, avec Rousseau, à partir de l’« acte par lequel un peuple est un peuple » — non sans admettre que l’art du grand législateur est plus pour eux qu’un ancien souvenir, mais une source dont ils voudraient de nouveau bénéficier à l’heure où ils prétendent se donner à eux-mêmes leurs lois.

C’est pourquoi, en dépit de l’incertitude qui plane sur son existence, le législateur mosaïque n’a de cesse de hanter la conscience moderne. En lui se mêlent deux interrogations : comment se constitue l’expérience politique occidentale, et quelle place vient occuper le peuple juif dans cette histoire, sachant qu’elle est évidemment traversée par des lignes culturelles hétérogènes, et marquée décisivement par le christianisme ? Une lecture du dernier livre de Freud permet d’affronter ces deux questions, pour autant que l’on s’efforce d’en restituer la portée politique.

Séance enregistrée

Antonino Bondi, « De la valeur au magma ou de Saussure à Castoriadis. Théorie(s) sémiologique et théorie de l’esprit »

Résumé

Nous discuterons du concept de valeur – tel qu’il est repérable chez Ferdinand de Saussure dans les ELG – ainsi que ceux de magma et d’imaginaire radical, mis en place par le philosophe Cornelius Castoriadis. D’un côté, en imbriquant les relations entre parole réelle et parole potentielle, la notion saussurienne de valeur oblige à s’interroger sur les tensions entre la virtualité et l’actualisation des signes. De l’autre, les concepts de magma et d’imaginaire nous permettent de saisir les dynamiques « produisant » les passages de la virtualité instituant des significations aux déterminations énonciatives instituées. Il en ressort qu’il s’agit des trois concepts importants, qui peuvent devenir des « outils » enrichissant la réflexion sur la nature du parcours interprétatif en anthropologie sémiotique, et en même temps mettant en perspective leurs fondements épistémologiques.

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Enregistrement audio de l’exposé (75 Meg, 01:18:07, format MP3)