Philipp Krämer, « Un phonème peut-il être une forme symbolique? Contacts et changements linguistiques – du portugais des Açores à l’essor du R uvulaire en Europe »

Résumé

L’interpénétration des langues romanes et germaniques en Europe est plus profonde qu’on ne le croit. Au niveau phonologique, on remarquera la présence des voyelles antérieures arrondies /y, ø, œ/ dans une multitude de langues et dialectes romans bien que ce phénomène soit plus typiquement répandu dans les langues germaniques.

Inversement, aujourd’hui encore, on assiste à la diffusion croissante du /R/ uvulaire, initialement réservé au français, dans les sphères romane aussi bien que germanique.

Comment expliquer ces phénomènes inhabituels ? En partant de l’hypothèse du feature pool, conception développée dans l’étude des langues créoles, on a les moyens d’analyser ces développements historiques avec un modèle qui arrive à concilier aussi bien des processus de contacts linguistiques que des changements internes du système grammatical ou phonologique.

Dans ce modèle, la réalité sociale est au centre de la réflexion car l’émergence ou l’entrée d’un nouveau trait structurel peut s’expliquer par la valeur socio-indexicale du phénomène en question. C’est à partir de cette signification sociale accrue des deux types de phonèmes qu’on peut faire un lien entre la phonologie socio-dialectale comparée et la notion du langage comme forme symbolique.

Benoît Grévin, « La langue symbole d’elle-même »

La langue symbole d’elle-même ? Formalisation linguistique, fonctionnalisme et symbolisation du langage dans les sociétés traditionnelles à « écrit complexe hérité » (Occident-Orient, IVe-XVe s.)

Benoît Grévin, CNRS-LamoP
(Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris), UMR 8589

Les cultures linguistiques tardo-antiques et médiévales sont marquées par une complexité due aux caractéristiques des sociétés qui les abritent. Participant encore pleinement, par de nombreux aspects, d’une vision performative de la langue en tant que miroir du divin et instrument magique, elles n’en possèdent pas moins également de profondes spécificités, liées à la complexification de pratiques de l’écrit stratifiées, conjuguant le maintien d’héritages antiques et la création d’outils spécifiques.

En reprenant certains des problèmes soulevés dans l’essai de comparatisme Le parchemin des cieux. Essai sur le Moyen du langage (Paris, Le Seuil, L’univers historique, 2012), on tentera de donner une idée des possibilités de réfléchir à nouveaux frais sur des pratiques et sur des idées trop souvent lues à l’aune téléologique du dévoilement progressif des modernités qu’offre un comparatisme des différentes aires culturelles eurasiatiques au long du millénaire médiéval.

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Robert Jacob, « La grâce des juges »

Présentation de l’ouvrage

Comment comprendre le halo de sacralité qui entoure aujourd’hui encore la pratique de la justice ? Comment s’explique le fossé qui sépare la conception de la fonction de juger en Occident et dans d’autres cultures, comme celle de la Chine ? Quelle est l’origine de l’écart qui s’est creusé entre les justices de common law et celles de l’Europe continentale, jusque dans la construction de la vérité judiciaire ?

À ces questions, ce livre cherche des réponses dans l’histoire des articulations entre justices humaines et justice divine au sein même de la pratique des procès. En Occident, elles sont passées par deux phases. La première fut d’instrumentalisation. La christianisation des ordalies permettait de solliciter directement de Dieu le jugement des causes. La seconde fut d’imitation. À partir du Moyen Âge central, les hommes allaient assumer seuls la charge du jugement. Mais jamais ils ne perdirent de vue l’exigence de perfection que leur imposait la référence à l’idéal d’une justice absolue.

L’ouvrage entreprend de dénouer les fils de cette histoire, en même temps qu’il l’éclaire du dehors en l’inscrivant dans une ample anthropologie comparative des rituels judiciaires.

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Lucien Scubla, « Nature et culture ou Aristote juge Lévi-Strauss »

Résumé

L’opposition de la nature et de la culture, qui avait servi de socle à l’anthropologie structurale, est devenue un lieu commun de la philosophie.
Elle abrite pourtant plusieurs paralogismes que la plupart des commentateurs, anciens ou récents, anthropologues ou philosophes, s’accordent à passer sous silence. C’est d’autant plus étonnant que Lévi-Strauss lui-même a depuis longtemps renié cette opposition proprement sophistique pour une conception de la nature plus proche de celle d’Aristote.
Nous tenterons de déterminer les causes de cette cécité intellectuelle persistante, et de remédier à ses conséquences les plus dommageables : la négation de toute nature humaine, au nom d’un relativisme superficiel et dogmatique ; ou, à l’inverse, la « naturalisation » au forceps des sciences humaines, par réduction de la nature à l’image très partielle que la physique classique nous en donne.
En nous appuyant sur des textes célèbres, mais méconnus, de Lévi-Strauss, aux accents aristotéliciens, nous montrerons que les sciences de l’homme peuvent être réinsérées dans les sciences de la nature, sans perdre leur spécificité.

Sophie A. de Beaune, « Réflexions sur la variabilité de l’outillage préhistorique. Le cas de la symétrie des bifaces »

Résumé

Les bifaces, outils en pierre taillée à la forme régulière et symétrique, ont été inventés au moins à trois reprises à plusieurs centaines de milliers d’années d’intervalle et dans des lieux très éloignés les uns des autres, en Afrique il y a 1,7 à 1,6 million d’années, en Chine il y a près d’1 million d’années, puis en Europe il y a quelque 700000 ans.
La réflexion portera ici essentiellement sur deux questions concernant ces outils.

La première question a trait à leur symétrie : est-elle liée à la fonction de ces objets ? En d’autres termes, quelle part le souci d’efficacité technique laissait-il aux préoccupations esthétiques ? Pour expliquer la parfaite symétrie de ces objets, nous proposerons une hypothèse plus personnelle : et si elle était liée au geste technique qui les a vu naître et à la recherche d’une meilleure économie du geste dans leur fabrication ? Cette économie du geste – qui doit être direct et non « besogneux » – est aujourd’hui encore un critère de qualité d’exécution chez les artisans. Elle aurait à voir avec le plaisir de faire, partagé par tous les artisans, qui est pour François Sigaut un puissant moteur de la créativité humaine. Les préoccupations d’ordre esthétique seraient apparues bien avant les premières manifestations artistiques (vers 70 à 80000 ans) chez des ancêtres de l’homme moderne.

La seconde question, plus directement liée au thème du séminaire, concerne la variabilité des formes de bifaces dans le temps et dans l’espace ? Elle sera l’occasion de réexaminer entre autres les notions d’« esthétique fonctionnelle » de « tendance et de fait » et de « style ethnique » qui avaient été proposées en son temps par André Leroi-Gourhan.

François Rastier, « Saussure et les cultures »

Résumé

Les manuscrits de Saussure confirment que pour lui l’objet de la “sémiologie” est bien “les sociétés” et non comme on l’a écrit “la vie sociale”. Cette discipline est conçue comme une extension de la linguistique historique et comparée. La diversité des cultures constitue donc son problème fondateur, ce qui a des conséquences déterminantes sur le choix des théories, les méthodologies, et les stratégies d’objectivation. Cette question concerne l’ensemble des “sciences de la culture” – y compris dans leur dimension éthique.

Carlotta Santini, « Nietzsche et la Grèce de la norme et de la forme. Les Leçons de Bâle : une interprétation »

Résumé

Les cours prononcés par Friederich Nietzsche à l’Université de Bâle entre 1869 et 1879 quand il y occupait la chaire de langue et littérature grecque constituent encore aujourd’hui une des sections les moins connues du Nachlass du philosophe allemand. Ces textes permettent de proposer une image de la relation complexe que le philosophe entretient avec le monde grec conçue de façon tout à fait différente de celle qu’il propose dans La naissance de la tragédie.

L’expérience esthétique du monde grec est un phénomène d’une complexité extraordinaire, dont l’altérité indépassable par rapport à l’expérience moderne apparaît clairement quand on cherche à la réduire aux catégories de la théorie esthétique moderne. L’obstacle fondamental vient de la différence dont on conçoit la culture dans la société moderne et dans la société antique, c’est à dire l’usage de la lecture et de l’écriture et les formes de transmission du savoir qui en découlent. Pouvons-nous à apprendre des Anciens ? Pour répondre à cette question, Nietzsche analyse le processus de la naissance du langage comme œuvre d’art en Grèce. La reconstruction de la normativité fixe qui règle les genres littéraires fait apparaître l’image antiromantique d’un art extrêmement formalisé et conventionnel, lié à une législation rigide dictée par les institutions politiques.

En s’opposant à la vulgate d’un Nietzsche « irrationaliste », les leçons de Bâle proposent donc une réflexion qui s’articule autour des concepts, à la fois esthétiques et éthiques, de forme, norme, discipline et convention, concepts qui deviendront capitaux dans la pensée de Nietzsche à partir de Humain, trop Humain.

Marie-Cécile Berteau, « Psycholinguistique de l’altérité : architecture théorique, éléments ‘voix’ et ‘formes' »

Résumé

Nous présenterons tout d’abord une synthèse de la psycholinguistique de l’altérité (Berteau 2011), introduisant ses conceptions centrales concernant le langage et le sujet et articulant son architecture théorique en terme d’axiomes et d’éléments. Dans un second temps, nous proposerons de discuter plus particulièrement notre conception de éléments « voix » et « forme ».

La voix est comprise comme phénomène psycho-physiologique, socio-culturel et individuel, elle joue un rôle central pour les processus langagiers dans le social (avec au moins un autre concrètement présent) et dans l’individuel (sans autre présent, néanmoins social en raison de sa genèse), elle forme l’incessant mouvement d’intériorisation et d’extériorisation permettant aux sujets de se socialiser dans chaque acte langagier (chaque performance).

La forme langagière est conçue dans une perspective dynamique en temps qu’événement, de qualité dialogique. Nous suivons plusieurs axes de réflexion nous rattachant à différentes traditions qui soulignent le dynamisme de la forme : l’hylémorphisme (Aristote), la morphologie (Goethe, Humboldt), ainsi que le dialogisme dans la tradition de Jakubinskij, Vološinov et Bakhtine (Union Soviétique, années 1930), apportant entre autres la notion de « valeur propre » développée par Vološinov et Medvedev.

séance enregistrée (format mp3, 101, 62mg, 1:51)

Mats Rosengren, « Le sens social – une question rhétorique »

Résumé

La rhétorique a toujours tenté de répondre à la question du sens en se plaçant du point de vue de l’intention de l’orateur qui consisterait à influencer son auditoire d’une manière ou d’une autre. Pourtant, à la lumière des critiques qui ont émergé vers la fin du siècle dernier à l’encontre des conceptions traditionnelles du sens, que ce soit dans les lettres ou dans les sciences sociales, il paraît aujourd’hui souhaitable de compléter et de retravailler (au moins partiellement) la notion même de sens. En particulier, on ne peut plus se limiter à la façon dont le sens est produit dans les situations rhétoriques les plus typiques. La rhétorique a besoin d’élargir ses ressources conceptuelles et de devenir une anthropologie philosophico-rhétorique pour pouvoir décrire, comprendre et expliquer la production du sens dans le monde social d’aujourd’hui.
Dans mon intervention, j’essayerai de donner une idée de la façon dont on pourra commencer un tel travail de transformation à partir d’une notion de sens social basé sur deux notion centrales de l’anthropologie philosophique : celle de forme symbolique (Cassirer) et celle de magma des significations imaginaires sociales (Castoriadis).