Résumé
Contrairement à une idée encore assez largement répandue qui conduit à distinguer et à accuser la distinction de deux, ou parfois même, de trois périodes dans sa réflexion, la pensée de Wittgenstein possède en vérité une très forte unité et témoigne continûment de la même intuition philosophique. Pour s’en apercevoir et le sentir, il faut cependant renoncer à l’envisager d’emblée comme une philosophie du langage et prendre conscience qu’elle relève bien plutôt d’une philosophie de l’esprit dont le point de départ est indiscutablement frégéen.
Au vu de l’inspiration et des programmes naturalistes qui y prévalent le plus souvent aujourd’hui, il faut toutefois reconnaître que cette philosophie wittgensteinienne de l’esprit est tout à fait atypique, déroutante et en partie paradoxale puisqu’elle revient, pour l’essentiel, à avancer qu’il est impossible, logiquement impossible, c’est-à-dire absurde ou dénué de sens, de prétendre faire apparaître l’esprit ou la pensée. Pourquoi ? Parce que les concepts d’esprit et de pensée renvoient à une expérience spécifiquement normative qui est, pour ainsi dire, structurellement évanouissante. En d’autres termes un peu plus précis, pour Wittgenstein, la pression normative qui signale la pensée, qui n’est pas la représentation, n’est pas l’effet d’un fait exerçant du dehors une contrainte sur l’esprit, mais l’expression des obligations qui l’attachent de l’intérieur à un faire, à une procédure sémiotique déterminée dont la mise en œuvre est nécessairement actuelle. C’est pourquoi si l’esprit ou le penser se montre ou s’atteste et peut donc être immédiatement vu à l’occasion de ses applications, il ne saurait, en revanche, être représenté ni faire l’objet d’une description.
Sauf à produire du non-sens en ramenant précisément l’actualité indicible d’une opération sémiotique déterminée au format imaginaire d’un fait hypothétiquement causant et extérieurement déterminant (métaphysique, comme l’essence ou toute autre idéalité logique, ou psychologique, comme la représentation mentale), il faut donc renoncer à toute approche théorique et explicative de l’esprit et de la pensée au profit d’une physiognomonie de leurs usages. Une autre philosophie de l’esprit qui consiste à accepter de reconnaître que nous ne pouvons guère faire mieux et que nous n’avons en réalité pas d’autre besoin philosophique que celui de voir ce que nous faisons des signes en nous remettant en mémoire nos mœurs et nos façons logiques, afin de nous libérer des images captivantes et obsédantes qui nous servent à en dénier l’indétermination en cherchant à les fonder.
Que l’esprit soit moins un ordre normatif statique qu’une capacité à user des règles ou des concepts en des applications effectives dont l’actualité est par principe indescriptible ou irreprésentable, du Tractatus Logico-philosophicus (1918) à De la certitude (1951), Wittgenstein n’aura donc jamais rien dit d’autre. C’est sur le fond de cette pensée centrale et de bout en bout directrice qu’il faut considérer l’évolution et les mutations de l’œuvre qui apparaît dès lors comme un approfondissement continu qui s’est progressivement organisé autour de trois figures successives, et à chaque fois un peu plus mûres, de la pensée, ressaisie en sa dimension spécifiquement opératoire :
- Dans un premier temps qui concerne essentiellement les Carnets 1914-1916 et le Tractatus Logico-philosophicus, penser, c’est projeter une image dans un espace construit.
- Dans un second temps, transitoire et décisif, au début des années trente, dans des écrits comme les Remarques philosophiques, la Grammaire philosophique, Les Dictées à Waismann et pour Schlick, par exemple, penser, c’est opérer avec des signes au sein d’un système inventé.
- Dans un troisième et dernier temps, à partir de 1937 dans un texte intitulé Cause et effet : saisie intuitive et de façon tout à fait systématique dans les Remarques sur les fondements des mathématiques et les Recherches philosophiques et ce jusqu’aux derniers écrits, penser, c’est, en fonction des cas, employer, dominer ou maîtriser une technique dans une forme de vie donnée ou héritée.
Le premier moment, celui schème projectif, correspond à l’influence conjointe d’Arthur Schopenhauer, de Ludwig Boltzmann et d’Heinrich Hertz et la pensée, c’est-à-dire l’application des concepts, y est comprise à l’aune de la théorie des modèles et de la géométrie projective. Le second, celui du schème calculatoire, doit l’essentiel de sa spécificité à la critique et à la déconstruction du premier à l’occasion d’une réflexion sur les fondements des mathématiques, de l’arithmétique plus précisément, qui fait passer au premier plan les notions d’ « opération » et de « calcul ». Le dernier, celui du schème technique, enregistre et fait finalement valoir une anthropologisation des pratiques conceptuelles dont les sources sont sans doute multiples, certaines expressément reconnues, Spengler, Straffa, par exemple, d’autres non, qui semblent pourtant souvent très probables, comme Dewey, Bühler, Malinowski ou Hogben. C’est à ce troisième et dernier moment que je m’attacherai au cours de cette intervention en m’arrêtant plus précisément sur les rapports que Wittgenstein a entretenus avec l’œuvre de Spengler parce qu’ils permettent peut-être, entre autres hypothèses, d’expliquer certains aspects spécifiquement naturalistes, disons plutôt éthologiques, de la référence wittgensteinienne au concept de « technique ». Une notion capitale autour de laquelle Wittgenstein achève finalement une recherche indissociablement logique et morale puisque, vouée de bout en bout à mettre en évidence l’indescriptibilité principielle de l’esprit et de la pensée, elle s’apparente à une transposition philosophique de la lutte religieuse contre la régression idolâtre.
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