Jean Lassègue – Cassirer, du transcendantal au sémiotique

Jean Lassègue, Cassirer. Du transcendantal au sémiotique, collection « Mathesis », Vrin, Paris, 2016, 242 p., ISBN 978-2- 7116-2690- 8, 25€.

Ernst Cassirer (1874-1945) fut l’un des principaux acteurs des débats philosophiques et épistémologiques de l’entre-deux- guerres en Allemagne. Héritier de la tradition épistémologique kantienne et néo-kantienne, Cassirer fut confronté à une situation épistémologique sans précédent : la pluralisation des géométries montrait que l’idée de connaissance était susceptible de variation dans ses propres modes d’objectivation. Tirant philosophiquement toutes les conséquences de cette situation inédite, Cassirer reconnut l’égale valeur de modes d’objectivation jusqu’alors considérés comme seulement propédeutiques à la connaissance scientifique, tels le langage, le mythe, la technique ou le droit. Il a forgé, avec la notion de « forme symbolique » un outil conceptuel original qui articule sciences de la nature et sciences de la culture en plaçant, au cœur des modes de l’objectivation, la capacité de transformation propre au sens. Il a, ce faisant, déplacé le centre de gravité de la philosophie kantienne du transcendantal au sémiotique.


Ernst Cassirer, du transcendantal au symbolique tente d’éclairer l’œuvre de Cassirer selon trois axes qui ont respectivement trait à l’histoire de la philosophie, à l’épistémologie et aux sciences de la culture.

Histoire de la philosophie :

Du point de vue de l’histoire de la philosophie, le livre redresse une opinion prise pour argent comptant depuis que Heidegger, lors du débat qu’il eut avec Cassirer à Davos en 1929, ne voulut voir dans la philosophie de Cassirer qu’une
simple continuation essentiellement épistémologique des travaux de l’école de Marbourg. Ce point de vue a eu pour conséquence tout à fait dommageable de séparer à peu près hermétiquement trois types de travaux concernant l’œuvre de Cassirer : tout d’abord, des études portant sur l’épistémologie et la philosophie des sciences (histoire de la physique moderne, querelle des fondements en mathématique, spécificité de la biologie, etc.) ; d’autres ensuite qui portent sur son anthropologie culturelle (études du langage, du mythe, du droit, de l’histoire, de la technique, etc.) et d’autres enfin qui ont trait à des auteurs ou des périodes particuliers (Descartes, Goethe, Rousseau, Hägerström, La Renaissance, les Lumières, le platonisme de Cambridge, etc.). Il en est résulté une communauté de chercheurs morcelée en « épistémologues », « anthropologues » et « historiens », sans que l’unité de l’œuvre de Cassirer soit mise en valeur dans sa cohérence.

Le but du livre consiste à tenter de préserver l’unité du questionnement de Cassirer : c’est parce que la diversité des modes d’apparaître du sens est, chez lui, constitutive qu’il serait d’un intérêt limité de vouloir s’en tenir à une partie du corpus de l’œuvre de Cassirer sans voir comment le sens se diffracte dans les autres parties. Le présent livre restaure ainsi l’unité de l’œuvre par-delà le cloisonnement artificiel instauré par Heidegger qui a tant marqué les études cassirériennes et en dévoile le cœur : sa théorie de la forme symbolique. Le livre avance de ce point de vue une solution pour un problème longuement débattu parmi les spécialistes de Cassirer qui a trait à la nature même de la notion de « forme symbolique ». On aurait tout naturellement tendance à prendre les formes symboliques telles qu’elles furent tout d’abord décrites par Cassirer (le « langage », le « mythe » et la « connaissance scientifique ») pour des formes rendant possibles un certain type d’objectivation et donc aussi un certain type d’ontologie : les formes symboliques seraient alors assimilables à des catégories. En fait, l’évolution interne de la pensée de Cassirer telle qu’elle est décrite dans le livre montre que les formes sont moins des catégories que des principes générateurs transcatégoriels que le « langage », le « mythe » ou la « connaissance scientifique » exemplifient certes, mais sans s’y réduire. Ainsi ces principes générateurs visent-ils moins à constituer des ontologies régionales qu’à dévoiler les conditions de possibilité de toute transformation du sens qui constitue désormais chez Cassirer le cœur même de la perspective transcendantale.

Épistémologie :

Le résultat épistémologique mis en lumière par le livre consiste en la démonstration que la découverte des géométries non euclidiennes et leur usage ultérieur dans la théorie de la relativité a joué un rôle philosophique fondateur pour Cassirer : c’est en effet en parvenant à prendre la mesure de la révolution impliquée dans un tel changement que s’est constituée l’originalité de sa démarche par rapport à la tradition kantienne et néo-kantienne. Si, en effet, la variation des modes d’objectivation géométrique telle qu’elle apparaît dans la diversité des géométries possède également un sens physique en théorie de la relativité, alors il est philosophiquement pertinent de pousser le raisonnement à la limite en accordant une égale valeur à toutes les formes de l’objectivation, qu’elles soient ou non scientifiques et en voyant dans la capacité intrinsèque de transformation du sens propre à chacune de ces formes le moteur même du « transcendantal » que la tradition kantienne limitait encore à la seule forme scientifique de l’objectivation. L’originalité de la démarche de Cassirer est, de ce point de vue, clairement établie par le livre.
Sur le terrain de la méthode propre à Cassirer, le livre parvient ainsi à montrer comment la notion de « transcendantal » au sens classique de « condition de possibilité a priori », évolue vers un sens sémiotique en se passant progressivement des oppositions épistémologiques les plus traditionnelles du type « nécessaire / contingent », « a priori / empirique » ou encore « rationnel / irrationnel » : ces couples d’opposition sont remplacées par des notions intrinsèquement dynamiques comme celle de diffusion des formes de l’objectivation à travers la culture, de divorce entre formes ou de rémanence de formes. Il est ainsi possible de réintégrer dans la sphère du sens des modes d’objectivation que l’épistémologie rationaliste a eu tendance à écarter ou à négliger, comme l’objectivation propre au mythe, au langage, à la technique ou au droit, sans pour autant tomber dans le relativisme ou le scepticisme.
Cette approche sémiotique en épistémologie a conservé toute son actualité pour une dernière raison : l’épistémologie a le plus souvent tendance à s’en tenir à l’étude des concepts (celui de « cause » dans tel ou tel contexte physique, celui de « nombre » chez tel ou tel mathématicien ou celui d’« organisme » en biologie contemporaine, par exemple) sans envisager les conditions de leur construction : la démarche épistémologique de Cassirer, du fait même qu’elle part toujours d’une expression du sens encore indifférenciée trouvant progressivement sa forme et sa détermination, est une démarche essentiellement constructive qui envisage toujours d’un point de vue dynamique l’élaboration progressive des concepts. Aussi deux concepts peuvent-ils à un moment donné de leur développement s’opposer (par exemple, le concept de cause dans la science et dans le mythe), il n’en ont pas moins une source commune qui les rapproche au point de les confondre. Cette attitude a deux conséquences au moins : d’une part, la démarche épistémologique propre à Cassirer est en même temps un principe herméneutique de lecture de son œuvre en général dans laquelle les oppositions entre concepts se doublent aussi de continuités souterraines ; d’autre part, l’intérêt que Cassirer porte à la notion de signe participe de cette même démarche qui consiste à voir dans les signes les médiateurs par excellence de toute construction de concept.

Sciences de la culture :

Le livre se positionne aussi dans les débats concernant les fondements philosophiques propres aux sciences de la culture (anthropologie, linguistique, philologie, langues anciennes, herméneutique, histoire des idées, histoire de la culture allemande) dans la mesure où Cassirer joue encore aujourd’hui un rôle important dans les débats qui opposent les tenants d’une naturalisation de la notion de culture via les sciences cognitives et ceux qui prônent au contraire une « culturalisation » de ces mêmes sciences cognitives, jusqu’à présent incapables de faire pleinement droit au concept de culture. Les sciences cognitives en effet, en se cantonnant à une définition algorithmique du signe essentiellement tournée vers le problème de la référence, ont creusé le fossé entre la nature considérée comme identique à elle-même en tout temps et en tout lieu et les cultures dont la diversité n’est finalement conçue que sur le mode du bruit empirique, sans valeur intrinsèque.
La philosophie de la culture défendue par Cassirer vient à point nommé rappeler que la transformation collective des formes porteuses de sens est le moteur même de la vie sociale et qu’il s’agit donc d’élaborer des méthodes qui se confrontent directement à ce phénomène considéré comme originaire.
Le livre ouvre ainsi des perspectives pour les recherches cassirériennes en permettant non seulement de mettre pleinement en lumière la cohérence interne de la démarche de Cassirer mais aussi en démontrant son actualité pour les débats contemporains en histoire de la philosophie, en épistémologie et dans le domaine des sciences de la culture.

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