Valeria De Luca, « Le tango argentin en tant que forme »

Présentation de la thèse de doctorat (CeReS – Université de Limoges)

Dans cet exposé, qui constitue une première ébauche de notre travail de thèse sur le tango argentin abordé d’un point de vue sémiotique, nous souhaitons souligner la complexité et l’hétérogénéité du tango en tant que forme signifiante, s’étayant sur plusieurs niveaux à la fois que l’on peut résumer comme suit : corporel, pratique, identitaire.

Nous nous efforcerons de montrer comment différentes approches disciplinaires du tango affichent une indécision sémantique concernant la signification et les usages du mot tango même, à partir desquels une véritable invention des origines et plusieurs généalogies ont été bâties.

Dès lors, à partir de différentes sources disponibles (contributions disciplinaires diverses, sources textuelles produites à l’intérieur du milieu du tango, etc.), nous essayerons d’interroger le statut de la forme symbolique tango, de sa déclinaison corporelle à son investissement identitaire, afin de comprendre si et comment on peut tenir ensemble un regard sémiogénétique de l’émergence des formes avec un regard syntagmatique de leur déploiement.

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Philipp Krämer, « Un phonème peut-il être une forme symbolique? Contacts et changements linguistiques – du portugais des Açores à l’essor du R uvulaire en Europe »

Résumé

L’interpénétration des langues romanes et germaniques en Europe est plus profonde qu’on ne le croit. Au niveau phonologique, on remarquera la présence des voyelles antérieures arrondies /y, ø, œ/ dans une multitude de langues et dialectes romans bien que ce phénomène soit plus typiquement répandu dans les langues germaniques.

Inversement, aujourd’hui encore, on assiste à la diffusion croissante du /R/ uvulaire, initialement réservé au français, dans les sphères romane aussi bien que germanique.

Comment expliquer ces phénomènes inhabituels ? En partant de l’hypothèse du feature pool, conception développée dans l’étude des langues créoles, on a les moyens d’analyser ces développements historiques avec un modèle qui arrive à concilier aussi bien des processus de contacts linguistiques que des changements internes du système grammatical ou phonologique.

Dans ce modèle, la réalité sociale est au centre de la réflexion car l’émergence ou l’entrée d’un nouveau trait structurel peut s’expliquer par la valeur socio-indexicale du phénomène en question. C’est à partir de cette signification sociale accrue des deux types de phonèmes qu’on peut faire un lien entre la phonologie socio-dialectale comparée et la notion du langage comme forme symbolique.

Benoît Grévin, « La langue symbole d’elle-même »

La langue symbole d’elle-même ? Formalisation linguistique, fonctionnalisme et symbolisation du langage dans les sociétés traditionnelles à « écrit complexe hérité » (Occident-Orient, IVe-XVe s.)

Benoît Grévin, CNRS-LamoP
(Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris), UMR 8589

Les cultures linguistiques tardo-antiques et médiévales sont marquées par une complexité due aux caractéristiques des sociétés qui les abritent. Participant encore pleinement, par de nombreux aspects, d’une vision performative de la langue en tant que miroir du divin et instrument magique, elles n’en possèdent pas moins également de profondes spécificités, liées à la complexification de pratiques de l’écrit stratifiées, conjuguant le maintien d’héritages antiques et la création d’outils spécifiques.

En reprenant certains des problèmes soulevés dans l’essai de comparatisme Le parchemin des cieux. Essai sur le Moyen du langage (Paris, Le Seuil, L’univers historique, 2012), on tentera de donner une idée des possibilités de réfléchir à nouveaux frais sur des pratiques et sur des idées trop souvent lues à l’aune téléologique du dévoilement progressif des modernités qu’offre un comparatisme des différentes aires culturelles eurasiatiques au long du millénaire médiéval.

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Robert Jacob, « La grâce des juges »

Présentation de l’ouvrage

Comment comprendre le halo de sacralité qui entoure aujourd’hui encore la pratique de la justice ? Comment s’explique le fossé qui sépare la conception de la fonction de juger en Occident et dans d’autres cultures, comme celle de la Chine ? Quelle est l’origine de l’écart qui s’est creusé entre les justices de common law et celles de l’Europe continentale, jusque dans la construction de la vérité judiciaire ?

À ces questions, ce livre cherche des réponses dans l’histoire des articulations entre justices humaines et justice divine au sein même de la pratique des procès. En Occident, elles sont passées par deux phases. La première fut d’instrumentalisation. La christianisation des ordalies permettait de solliciter directement de Dieu le jugement des causes. La seconde fut d’imitation. À partir du Moyen Âge central, les hommes allaient assumer seuls la charge du jugement. Mais jamais ils ne perdirent de vue l’exigence de perfection que leur imposait la référence à l’idéal d’une justice absolue.

L’ouvrage entreprend de dénouer les fils de cette histoire, en même temps qu’il l’éclaire du dehors en l’inscrivant dans une ample anthropologie comparative des rituels judiciaires.

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Jean Lassègue – Compte-rendu de ‘Archéologie de la violence ; la guerre dans les sociétés primitives’, de Pierre Clastres

Pierre Clastres, Archéologie de la violence ; la guerre dans les sociétés primitives, Editions de l’aube, Luxembourg, 1999, 94 p., ISBN 2-7526-0084-4.

L’essai de Pierre Clastres constitue comme un appendice à son livre La société contre l’Etat (1974) et se fonde sur sa thèse centrale. L’essai de Clastres cherche à dénoncer le discours savant tenu sur la notion de guerre dans les sociétés primitives.
Le constat dont part Clastres est le suivant : le discours ethnographique nie purement et simplement que la forme sociale de la violence, à savoir la guerre, soit consubstantielle à l’idée même de société primitive. Une raison très profonde à cela, pour Clastres : le discours occidental sur ce que doit être une société suppose toujours, depuis Héraclite, que celle-ci dépende d’un terme extérieur à la société qui rende possible sa division interne de nature hiérarchique entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et qui a pour effet d’intérioriser dans l’idée même de hiérarchie cette violence, alors que celle-ci est vécue autrement dans les sociétés primitives. C’est donc, pour Clastres, la représentation hiérarchique de la société qui empêche de concevoir une société en proie à une violence à proprement parler sans mesure, c’est-à-dire où la violence n’est pas négociée selon des termes qui la rende compréhensible aux yeux des Occidentaux (à de rares exceptions près, dont font partie Montaigne et La Boétie) une fois qu’ils l’eurent rencontrée sur le continent américain, lors des grandes découvertes.

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Lucien Scubla, « Nature et culture ou Aristote juge Lévi-Strauss »

Résumé

L’opposition de la nature et de la culture, qui avait servi de socle à l’anthropologie structurale, est devenue un lieu commun de la philosophie.
Elle abrite pourtant plusieurs paralogismes que la plupart des commentateurs, anciens ou récents, anthropologues ou philosophes, s’accordent à passer sous silence. C’est d’autant plus étonnant que Lévi-Strauss lui-même a depuis longtemps renié cette opposition proprement sophistique pour une conception de la nature plus proche de celle d’Aristote.
Nous tenterons de déterminer les causes de cette cécité intellectuelle persistante, et de remédier à ses conséquences les plus dommageables : la négation de toute nature humaine, au nom d’un relativisme superficiel et dogmatique ; ou, à l’inverse, la « naturalisation » au forceps des sciences humaines, par réduction de la nature à l’image très partielle que la physique classique nous en donne.
En nous appuyant sur des textes célèbres, mais méconnus, de Lévi-Strauss, aux accents aristotéliciens, nous montrerons que les sciences de l’homme peuvent être réinsérées dans les sciences de la nature, sans perdre leur spécificité.

Sophie A. de Beaune, « Réflexions sur la variabilité de l’outillage préhistorique. Le cas de la symétrie des bifaces »

Résumé

Les bifaces, outils en pierre taillée à la forme régulière et symétrique, ont été inventés au moins à trois reprises à plusieurs centaines de milliers d’années d’intervalle et dans des lieux très éloignés les uns des autres, en Afrique il y a 1,7 à 1,6 million d’années, en Chine il y a près d’1 million d’années, puis en Europe il y a quelque 700000 ans.
La réflexion portera ici essentiellement sur deux questions concernant ces outils.

La première question a trait à leur symétrie : est-elle liée à la fonction de ces objets ? En d’autres termes, quelle part le souci d’efficacité technique laissait-il aux préoccupations esthétiques ? Pour expliquer la parfaite symétrie de ces objets, nous proposerons une hypothèse plus personnelle : et si elle était liée au geste technique qui les a vu naître et à la recherche d’une meilleure économie du geste dans leur fabrication ? Cette économie du geste – qui doit être direct et non « besogneux » – est aujourd’hui encore un critère de qualité d’exécution chez les artisans. Elle aurait à voir avec le plaisir de faire, partagé par tous les artisans, qui est pour François Sigaut un puissant moteur de la créativité humaine. Les préoccupations d’ordre esthétique seraient apparues bien avant les premières manifestations artistiques (vers 70 à 80000 ans) chez des ancêtres de l’homme moderne.

La seconde question, plus directement liée au thème du séminaire, concerne la variabilité des formes de bifaces dans le temps et dans l’espace ? Elle sera l’occasion de réexaminer entre autres les notions d’« esthétique fonctionnelle » de « tendance et de fait » et de « style ethnique » qui avaient été proposées en son temps par André Leroi-Gourhan.

François Rastier, « Saussure et les cultures »

Résumé

Les manuscrits de Saussure confirment que pour lui l’objet de la “sémiologie” est bien “les sociétés” et non comme on l’a écrit “la vie sociale”. Cette discipline est conçue comme une extension de la linguistique historique et comparée. La diversité des cultures constitue donc son problème fondateur, ce qui a des conséquences déterminantes sur le choix des théories, les méthodologies, et les stratégies d’objectivation. Cette question concerne l’ensemble des “sciences de la culture” – y compris dans leur dimension éthique.

Carlotta Santini, « Nietzsche et la Grèce de la norme et de la forme. Les Leçons de Bâle : une interprétation »

Résumé

Les cours prononcés par Friederich Nietzsche à l’Université de Bâle entre 1869 et 1879 quand il y occupait la chaire de langue et littérature grecque constituent encore aujourd’hui une des sections les moins connues du Nachlass du philosophe allemand. Ces textes permettent de proposer une image de la relation complexe que le philosophe entretient avec le monde grec conçue de façon tout à fait différente de celle qu’il propose dans La naissance de la tragédie.

L’expérience esthétique du monde grec est un phénomène d’une complexité extraordinaire, dont l’altérité indépassable par rapport à l’expérience moderne apparaît clairement quand on cherche à la réduire aux catégories de la théorie esthétique moderne. L’obstacle fondamental vient de la différence dont on conçoit la culture dans la société moderne et dans la société antique, c’est à dire l’usage de la lecture et de l’écriture et les formes de transmission du savoir qui en découlent. Pouvons-nous à apprendre des Anciens ? Pour répondre à cette question, Nietzsche analyse le processus de la naissance du langage comme œuvre d’art en Grèce. La reconstruction de la normativité fixe qui règle les genres littéraires fait apparaître l’image antiromantique d’un art extrêmement formalisé et conventionnel, lié à une législation rigide dictée par les institutions politiques.

En s’opposant à la vulgate d’un Nietzsche « irrationaliste », les leçons de Bâle proposent donc une réflexion qui s’articule autour des concepts, à la fois esthétiques et éthiques, de forme, norme, discipline et convention, concepts qui deviendront capitaux dans la pensée de Nietzsche à partir de Humain, trop Humain.