Jean Lassègue – Cassirer, du transcendantal au sémiotique

Jean Lassègue, Cassirer. Du transcendantal au sémiotique, collection « Mathesis », Vrin, Paris, 2016, 242 p., ISBN 978-2- 7116-2690- 8, 25€.

Ernst Cassirer (1874-1945) fut l’un des principaux acteurs des débats philosophiques et épistémologiques de l’entre-deux- guerres en Allemagne. Héritier de la tradition épistémologique kantienne et néo-kantienne, Cassirer fut confronté à une situation épistémologique sans précédent : la pluralisation des géométries montrait que l’idée de connaissance était susceptible de variation dans ses propres modes d’objectivation. Tirant philosophiquement toutes les conséquences de cette situation inédite, Cassirer reconnut l’égale valeur de modes d’objectivation jusqu’alors considérés comme seulement propédeutiques à la connaissance scientifique, tels le langage, le mythe, la technique ou le droit. Il a forgé, avec la notion de « forme symbolique » un outil conceptuel original qui articule sciences de la nature et sciences de la culture en plaçant, au cœur des modes de l’objectivation, la capacité de transformation propre au sens. Il a, ce faisant, déplacé le centre de gravité de la philosophie kantienne du transcendantal au sémiotique.


Ernst Cassirer, du transcendantal au symbolique tente d’éclairer l’œuvre de Cassirer selon trois axes qui ont respectivement trait à l’histoire de la philosophie, à l’épistémologie et aux sciences de la culture.

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Jean Lassègue – Alan Turing, une autre victime de la loi anglaise sur l’homosexualité

En replay, l’intervention de Jean Lassègue chez Antoine Garapon, jeudi 22 décembre, dans Les discussions du soir sur France Culture.

Si l’opinion publique connaît le destin d’Oscar Wilde qui a été condamné à deux ans de prison pour sa conduite homosexuelle, elle ne sait probablement pas que le grand mathématicien anglais Alan Turing (1912-1954) a été condamné sur la base de la même loi britannique de 1885 à subir une castration chimique qui l’a tellement affecté qu’il a mis fin à ses jours. Ce scientifique de génie, qualifié par Churchill lui-même comme « l’un des hommes dont l’action individuelle a le plus contribué à la victoire des Alliés », a bénéficié d’une grâce posthume de la reine en 2009. A G.

Le philosophe reviendra sur la figure d’Alan Turing, mathématicien et chargé par les Services Secrets des codes pendant la Seconde Guerre mondiale, sur son histoire, sur la rédaction de son premier article en 1936, évoquant la description d’une machine (qui allait donner naissance à l’informatique), sur sa condamnation pour homosexualité, sur sa mort par le suicide…

De son temps, il est peu connu, sinon d’un cercle étroit de personnes; il est, de plus, tenu au « secret defense », de par son engagement – un secret qui sera bien gardé. Il se sait homosexuel depuis ses jeunes années de lycée, depuis cette passion pour un camarade, féru comme lui de mathématiques, brillant étudiant qui va mourir aussitôt, laissant Turing investi d’une mission : accomplir l’oeuvre laissée en cours par l’Ami….

Si dans l’enceinte de l’université, l’homosexualité passe, cela n’est pas le cas dans la société. Turing sera condamné. Le procès lui donnera le choix entre un an de prison ferme ou un traitement de hormonothérapie, autrement dit; se castrer lui-même. Il choisira la castration : il veut travailler, et il se sait utile. L’audience aura lieu, et il sera condamné à des piqûres d’oestrogènes, qui vont, non seulement modifier sa libido, mais son corps…

S’il fait ce choix, c’est parce qu’il croit en la séparation du corps et de l’esprit. Comme il choisira de se suicider, en croquant dans une pomme trempée dans du cyanure. La renommée de Turing grandit au fil du temps, on louera son rôle capital durant la Seconde Guerre mondiale (certains spécialistes s’accorderont pour dire qu’il a fait raccourcir la guerre de 2 ans). En 2013, une grâce de la Reine est accordée. … Il meurt à 42 ans, du fait de l’absurdité des lois réprimant l’homosexualité en Angleterre.

Une musique de circonstance ? « Snow white evil Queen prepares poison Apple », ou l’air de la Sorcière dans Blanche-Neige et les 7 nains.

Voir sur le site de France Culture

En savoir plus sur Alan Turing : Turing, J. Lassègue, Paris, Les belles lettres, re-éd. 2003

Victor Rosenthal & Yves-Marie Visetti, « Expression et sémiose »

Résumé

On exposera ici quelques éléments de réflexion sur un usage possible de Merleau-Ponty au sein d’une interdiscipline scientifique. Bien que constamment retravaillés à travers toute son oeuvre, les thèmes qui nous concernent se trouvent tout particulièrement traités dans la Phénoménologie de la Perception (PP dans la suite de l’article), Signes (S), La Prose du Monde (PM), ainsi que dans plusieurs de ses Cours, à la Sorbonne puis au Collège de France. C’est, plus précisément, l’articulation entre expression et sémiose qui fédère cet ensemble de thèmes. La question de cette articulation a été abordée dès la Phénoménologie de la Perception à partir d’un ‘modèle’ central : celui de la transition, et presque de l’identification, du geste au langage. Repartant à notre tour de ce ‘modèle’, nous chercherons à explorer plus avant la coappartenance de l’expression et de la sémiose sous un horizon plus directement scientifique qui est le nôtre.

Il s’agit de proposer, en l’inscrivant dans la perspective d’une anthropologie sémiotique, un cadre transversal fondamentalement attaché à la notion d’un primat de la perception ; un cadre qui se laisse transposer et travailler, au sein des sciences humaines et sociales, en termes de théories génétiques de champs et de formes. Une interprétation naïve du titre pourrait laisser penser qu’il s’agirait d’opposer deux dimensions initialement séparées, l’expression s’identifiant d’abord à un acte d’extériorisation combinant individualité, spontanéité, activité, corporéité ; tandis que sémiose vaudrait au premier chef pour socialité, normativité, abstraction, passivité, institution. Mais ce serait évidemment un contresens, s’agissant d’un travail en affinité avec l’oeuvre de Merleau-Ponty : le titre de cet article ne peut-être que le nom d’un chiasme dont on voudrait explorer ici quelques modalités, comprises toujours dans leur guise perceptive et pratique.

L’un des défis principaux est bien de respecter le caractère à la fois public et incarné de l’expression. Parallèlement, il convient de ne pas réifier l’ordre sémiotique, ce qui conduirait fatalement et paradoxalement à ne plus y voir que l’ombre portée d’une abstraction ; c’est en le considérant au contraire comme forme d’une activité, energeia avant que d’être ergon, pour reprendre les termes de Humboldt, qu’on sera en mesure d’y reconnaître l’engagement concret et la dimension expressive qu’il comporte. C’est ainsi, dialectiquement, que nous reprenons à notre façon le slogan d’un primat de la perception : comme expressivité originaire du sensible ; et, tout aussi nativement, comme trace ou motif de sémiogenèses toujours imminentes, d’un enrôlement comme destinataire.

Le point de départ est donc toujours le même : relever partout le « thème perceptiviste », – si l’on entend par là aussi le « thème praxéologique », dès le moment qu’on l’indexe véritablement sur les formes et les champs perceptifs traversés. La tâche est de montrer de quelle façon il s’approfondit dans le passage au thème d’une vie expressive, articulée, sans s’y réduire, aux sémioses instituées ; et comment il vient nourrir les théories dynamiques de champs et de formes, telles qu’elles se développent en linguistique, en sémiotique, dans certaines sciences cognitives. Ainsi peut-on réinvestir des champs disciplinaires dont les objets ont souvent été définis d’abord sous un régime herméneutique ‘abstrait’ (comme actes interprétatifs, ou comme structures formelles). La clef en est, au moins comme premier abord, de bien penser l’intrication, la solidarité organique, des dimensions expressives et thématisantes au sein des champs perceptifs.

Texte originairement paru dans Rue Descartes, 2010, 70, numéro spécial sur Les usages de Merleau-Ponty, dossier coordonné par F. D. Sebbah & N. Piqué, pp. 26-63

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David Piotrowski & Yves-Marie Visetti, « Expression diacritique et sémiogenèse »

David Piotrowski & Yves-Marie Visetti
Institut Marcel Mauss- LIAS/EHESS -CNRS-UMR 8178 (Paris)

Recherche effectuée dans le cadre du programme ANR SOURVA (Aux sources de la variation culturelle).

Résumé

Les considérations et les questionnements qui suivent sont le fait de chercheurs dont l’objet premier est le langage tel qu’approché au prisme de l’analyse et de la théorisation linguistiques. C’est dans cette perspective, et à la faveur d’une réflexion à caractère épistémologique, que s’est progressivement affirmée la nécessité d’un recours à la phénoménologie : recours divers dans sa portée comme dans ses moyens (concepts, architectures, canevas descriptifs, principes fondationnels), amenant possiblement à une reconfiguration du champ d’étude.

– la reconduction, d’abord, d’un principe phénoménologique de primat de la perception, qui se répercute dans la façon de penser la double nature, sensible et idéelle, des entités et des procès sémiotiques : allant ici à l’encontre de toute réduction, autant celles qui procèderaient d’un positivisme empiriste non critique que celles qui tiendraient d’un système d’abstractions formalisantes ;
– la pleine reconnaissance en tout cas d’une nature indivise du signe, polarisé certes en signifiant et signifié, mais opposé à toute scission en composantes indépendantes de son et de sens, souvent inspirée de vues logicistes, conceptualistes ou référentialistes ;
– l’attention portée aux régimes dynamiques de constitution des signes et du sens, recompris comme champs et formes pris dans des logiques
d’individuation et de (dé-)stabilisation ;
– à partir de là, et plus radicalement, une critique de toute conception du signe qui en ferait le point de départ de la semiose, ou l’effet d’une sorte de programme positionné en amont de sa manifestation ; et, a contrario, l’exigence d’une problématique proprement sémiogénétique, où tout formant sémiotique, quel que soit son empan ou son épaisseur, est à comprendre comme un moment d’individuation, dans un flot qui soit parole motivée, engagée, adressée.

A travers ces différents points problématiques se dessine l’esquisse de ce que l’on pourrait désigner comme une linguistique phénoménologique, une linguistique en tout cas soucieuse de respecter dans la constitution de ses objets d’étude les dimensions fondamentales de ce qui apparaît dans l’exercice même du langage.

In Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy
Vol. 3, n. 1 (2015)

Jean Lassègue – Compte-rendu de ‘Mathématiques et sciences de la nature ; la singularité physique du vivant’, de Francis Bailly et Giuseppe Longo

J. Lassègue
CNRS, CREA-École polytechnique

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Le livre de F. Bailly et G. Longo cherche à ouvrir de nouvelles pistes de recherche en biologie théorique en proposant de nouveaux principes d’intelligibilité propres aux phénomènes biologiques. Cette enquête passe, pour les auteurs, par un vaste examen de nature épistémologique sur les rapports que doit entretenir la biologie avec les mathématiques, l’informatique et la physique. Se situant dans la lignée de physiciens tels que Schrödinger qui, en 1944, se lança dans une enquête de nature biologique sur ce qui allait devenir la notion d’information génétique, les auteurs considèrent qu’il est nécessaire, pour proposer de nouveaux modes d’intelligibilité pour la biologie, de préciser les liens qui l’unissent aux autres sciences de la nature ainsi qu’aux mathématiques et à l’informatique. L’éclaircissement de ces rapports aura non seulement pour conséquence de faire accéder le lecteur à un point de vue original sur ce qui unit fondamentalement mathématiques, informatique et sciences de la nature mais aussi de lui faire percevoir que cette épistémologie théorique participe d’un mouvement de grande ampleur qui vise à en finir avec un modèle étroitement réductionniste de la cognition naturalisée, que les auteurs jugent complètement dépassé du point de vue même des sciences de la nature.